Dans le bâti créole la salle de bain, pièce de l’intime par excellence, se révèle peut-être comme la plus évanescente de l’intérieur, la moins confinée aussi et, finalement, la plus évolutive. Aujourd’hui construite autour de la double nécessité de toilette personnelle et des commodités, la pratique a longtemps séparé les deux enjeux.
La toilette en fond de cours
La trace de la salle de bain est donc ouverte : du pot de fond de cour à la pièce tout équipée, il y a un saut de l’histoire, que seule la modernité des années 1950’ semble réellement marquer dans le bâti. Entre temps, l’hygiène et la toilette se construisent plutôt en extérieur, dans le même temps que la maîtrise d’une eau courante et abondante. Au long des siècles, et jusqu’aux portes du XXIe, les cases traditionnelles antillaises, souvent rurales, se structurent autour d’une unité d’habitation réduite, comme composante d’un espace plus large. Une cour intérieure, un arrière jardin, bien à l’abri du vent, déploient les attributs utilitaires du logis créole : une cuisine et des communs ouverts, un potager et, dans ce qui préoccupe la prophylaxie, un appentis dédié à la lessive et aux ablutions. La salle de bain, pièce de l’intime et de la toilette, se fait encore rare, et le rapport à l’eau est construit en rivière. Les commodités, dans ce monde rural, s’abordent donc aussi au-dehors : un petit abri, isolé, offre de soulager les corps.
L’hygiène de ville
L’urbain aborde différemment ce rapport au soin : au XIXe siècle, le confort des « salles de bain » de ville semble se réserver aux milieux les plus aisés. Les traces d’un espace intérieur dédié au débarbouillage sont plus récurrentes : l’hygiène intègre, par petites touches, les préoccupations du bâti et des concepteurs, dans de larges pièces d’eau. Ça et là, les maisons coloniales citadines les plus cossues offrent le luxe insoupçonné de baignoires imposantes, maçonnées aux dimensions de bassins. Les quartiers plus populaires eux exploitent le milieu naturel : en 1920, aux Terres-Sainville, l’on prend encore son bain dans le bassin de la Rivière Madame, rendez-vous traditionnel et ancien. Lorsque la toilette s’astreint à la sobriété du domicile, ce sont des cuvettes de zinc ou de grands seaux qui permettent de conserver l’eau captée aux fontaines publiques ou dans les citernes. Pour les besoins primaires, les chroniqueurs coloniaux ne manquent pas de rappeler les habitus parfois nauséabonds des citadins des XVIIIe et XIXe siècles. Pourtant, dès la consolidation de ces bourgs, un système informel se crée, où l’on adresse la problématique grâce aux tinettes, larges pots d’émail et gardiens placides des pieds de lits. À Fort-de- France, les traiter est le terrible labeur des « Vidangeuses », qui depuis toujours parcourent la ville surmontées de baquets malodorants au bout de la Pointe-Simon. Un service de collecte municipale les soulage à partir des années 1930, tandis que les tinettes disparaissent enfin au détour des années 1960, à la faveur d’un tout-à-l’égout moderne et révolutionnaire.
Une modernité démocratisée
Au milieu de ce XXe siècle, l’eau se dompte, tant dans son adduction que son évacuation, d’abord en ville, et bientôt sur tout le territoire. L’habitat traditionnel et populaire en est bouleversé. À partir des années 1950, le bâti, en évolution constante, adjoint et au corps principal la salle de bain moderne, intérieure et souvent faïencée. Les volumes sont généreux, et continuent d’accueillir les usages multiples, pour le soin personnel comme pour la lessive. L’exode rural de la moitié du XXe siècle, les nouveaux matériaux, les standards de confort qui s’accroissent, les compétences de nombreux autoconstructeurs durcifient les bâtis et consacrent la pièce d’eau comme un incontournable. Aujourd’hui, dans une Martinique globalisée, elle est évidemment inaliénable, et ne conserve que peu d’attributs de ses prémices en extérieur, si ce n’est un goût prononcé pour les espaces larges et les douches en cascade.
Texte & photos : Corinne Daunar