Il est de ces gemmes qui, sous la main d’un esprit vif et attentif, se taillent, se polissent et irradient. Le domaine du Fonds Saint-Jacques, petit joyau de la côte Atlantique, en est un. Façonné par les joailliers les plus visionnaires, il prend toutes les formes et se fait l’atelier de toutes les expérimentations.
En l’an 1696 le père Labat, ecclésiastique aventurier et curieux arrive au cœur de la nuit et crotté de la tête aux pieds. Nommé procureur syndic de l’habitation par l’ordre des Dominicains, il vient prendre ses fonctions de gestionnaire et dresse un portrait féroce du lieu.
Il veut s’atteler avec vigueur à redresser l’habitation et à en faire un fleuron de l’industrie agricole de la colonie.
Mais la tâche est ardue : fortement endettée, elle accuse un retard de paiement de près de 700 000 livres de sucre auprès des commerçants et négociants de l’île. Elle protège les prostituées de Saint-Pierre et souffre d’engagés peu scrupuleux, heureux pensionnaires de religieux trop débonnaires.
La vermine et les difficultés de gestion du domaine achèvent d’en faire un minéral grossier, aux ressources peu prometteuses.
UN DIAMANT SOUS TERRE
Le génie de Labat, c’est d’imaginer le joyau sous ce roc brut. Il se dévoue avec application au renouveau du Fonds Saint-Jacques. Il taille et polit la pierre de toute part : rigoureux, il impose son courroux aux voleurs de canne. Tatillon, il s’insurge contre les divagations des cochons de la voisine, qui se plaisent à errer dans les champs de la propriété. Ingénieux et novateur, il bouleverse entièrement le système productif de l’habitation, avec l’ambition d’en faire une sucrerie moderne. En témoignent la taille d’une purgerie ou sa prodigieuse charpente, sculptée par des menuisiers de marine et au renflement si caractéristique des cales de navire. Il cisèle également une sucrerie audacieuse de six fourneaux.
UNE HABITATION MARQUÉE PAR LES HOMMES
À l’arrivée de Jean-Baptiste Labat, le domaine esquisse déjà les premiers arêtes d’un diamant en devenir. Il est extrait au terme de la course engagée par les missions dans la conquête du Nord-Atlantique de l’ile. Récompense de Marie Duparquet, veuve éperdue du gourverneur, elle offre aux Dominicains une imposante propriété de près de 200 hectares, dont la taille débutera dès l’an 1659 sous l’égide du Père Boulogne. Sur ces terres nait l’habitation du Fonds Saint-Jacques, hommage posthume et passionné au gouverneur défunt.
D’abord chichement constituée d’un couvent, d’une sucrerie et d’une chapelle en bois, l’habitation se fait le premier centre religieux du Nord Atlantique, accueillant même, une poignée d’années plus tard, la paroisse de Sainte-Marie, en 1663. De récoltes en ventes de sucre, tafia, café ou manioc, les moines flanquent l’endroit de plusieurs autres facettes : des bâtiments d’exploitation en maçonnerie apparaissent et ils s’essaient à la production de tafia. Sur ces bases Labat, lapidaire talentueux, achève la façon du domaine, et lui donne tout son éclat.
UN HÉRITAGE DISPUTÉ
Au départ du Père Labat, en 1703, le domaine du Fonds Saint-Jacques est l’un des établissements les plus prospères de l’île, l’exigence du révérend syndic en aura fait une industrie de pointe. Elle dégage déjà plus de 240 000 livres de sucre, raffiné ou non, et de sirop, et retrouve son équilibre financier. En 1768, la pierre est éclatante, et l’on produit sur une propriété qui s’est agrandie vers le Marigot, 84 000 litres de tafia, 88 boucauts de sucres et autres 1000 barriques de café.
L’impact de la Révolution française se lira cependant au cœur du joyau, qui s’amatit peu à peu. Les collectionneurs se le partagent, et l’habitation passe d’écrins en coffrets : l’État la nationalise une première fois, puis la récupère en 1803 après l’annexion par les Anglais. Après une gérance assurée par les Dominicains, elle est régulièrement louée à plusieurs gestionnaires de 1810 à 1851 qui la gravent à l’envie, adaptant à leur temps l’assignation de ses bâtiments. La seconde moitié du XIXe siècle marqué par la coupe qu’adopte le Fonds Saint-Jacques : l’Administration y tente plusieurs expériences disciplinaires et éducatives, tâchant de façonner les jeunes esprits martiniquais, sur l’établi expert des Frères Ploërmel et le disque libéral de la IIIe République.
Sa dernière taille la projette dans une nouvelle révolution industrielle : d’habitation sucrerie coloniale elle se fait, en 1881, usine centrale extrêmement moderne, sous l’égide d’André Prévoteau Le Pelletier du Clary. Incandescente, l’habitation rayonne encore pendant une vingtaine d’années, et se pare même d’une voie ferrée. Mais la crise sucrière vient balayer les plaines de Sainte-Marie comme partout en Martinique, et bientôt Fonds-St-Jacques, déjà terni, s’éteint et se morcèle aux enchères. Ce sont près de 203 lots qui s’arrachent en 1934, au terme d’une longue et disparate exploitation, traçant un point final à l’activité de l’usine. Mais loin d’être brisé, le domaine promet d’offrir, près de 30 ans plus tard, aux chercheurs, artistes et passionnés d’autres facettes à polir et explorer, au sein d’un Centre de Recherches sur la Caraïbe, à partir de 1968, puis d’un « Centre Culturel de Rencontre » en 2001, unique dans la région.
Texte & Photos : Corinne Daunar